Cet historien d'art est partout et nulle part. "J'ai le cul entre deux chaises", résume Jean-François Chevrier, 56 ans. Car son spectre est large : la photographie, mais aussi l'art moderne, la création actuelle, l'urbanisme, l'architecture, la littérature, l'environnement... Trois livres passionnants cernent le bonhomme, qui réunissent certains de ses textes parus depuis trente ans, parfois repris, et d'autres inédits. Quatre autres, dans la même série, sortiront en 2011, dont un sur l'hallucination dans l'art. Il vient de boucler un long texte sur Matisse et le corps. Il prépare un livre sur les architectes suisses Herzog et de Meuron, à qui on doit la Tate Modern de Londres ou le stade olympique de Pékin. Il a conçu plusieurs expositions, en France et à l'étranger, qui plongent dans l'histoire (dont une sur l'art moderne selon Mallarmé), ou font intervenir des artistes vivants.
Cet éparpillement apparent est au coeur d'une pensée qui creuse des chemins tortueux, marie les genres, pour définir l'acte de création, ce qu'il produit. Elle définit un intellectuel parmi les plus excitants et influents du paysage de l'art, en France et au-delà. Un intellectuel plus proche du funambule que de l'institution. "Je me tiens sur les seuils", dit-il. Ce normalien enseigne depuis vingt-deux ans à l'Ecole des beaux-arts de Paris, et non à l'université. Il a publié plusieurs livres mais jamais de thèse. Il délivre des cours magistraux et a fait beaucoup de critiques d'art. Ses jugements assassins font qu'il est respecté et détesté. Ses ennemis sont nombreux. "Il y a pire que les ennemis, il y a ceux qui vous citent et ne comprennent rien."
Dans l'art et la photographie, Chevrier a ouvert une troisième voie qu'il situe "entre les beaux-arts et les médias", formule archi-reprise. Il rejette le photojournalisme ou la photo d'illustration, qui répètent les images primaires et héroïques pour se plier aux normes médiatiques. Il écarte aussi toute une photo et un art qu'il assimile à de la décoration, joue de la fascination, du spectaculaire et alimente le marché de l'art. C'est dans cet entre-deux que Chevrier intervient. Il fait confiance à l'appareil photo pour reproduire, mais distingue les artistes qui vont beaucoup plus loin. Son socle est le photographe américain Walker Evans, qui, dans les années 1920-1940, a développé une oeuvre poétique sur son pays. A partir du "style documentaire" de Evans, Chevrier prône le métissage et montre qu'une photographie en lien avec la réalité peut devenir une oeuvre d'art quand son impureté est porteuse de poésie, d'imaginaire, de récit, d'informations. De formes qui lui donnent son autonomie. "La question n'est pas de savoir si la photographie est de l'art mais quand elle devient de l'art."
Etrange historien dont les écrits sont un mélange de théorie qui vole haut, de données limpides, d'expériences sensibles. Ainsi, avant d'évaluer une oeuvre, il la décrit - ce que font peu les universitaires. "Le premier travail de l'historien, c'est la description. C'est prendre les choses par le milieu. Il faut plonger dans une oeuvre visuelle comme on plonge dans un texte."
On se souvient de séminaires dantesques aux Beaux-Arts de Paris, d'où on ne savait pas à quelle heure on allait sortir. Le public de l'amphithéâtre pouvait passer trois heures sur une seule image de Walker Evans. "J'incite l'auditoire à prendre la parole, raconte Jean-François Chevrier. La photo m'intéresse pour ce qu'elle est mais aussi pour ce qu'elle ouvre comme interprétation, rencontres. Elle est un extraordinaire piège à fantasmes, un tremplin pour l'imagination, la rêverie. Le regardeur y voit des choses qui n'y sont pas. Il faut laisser de la place à cette expérience." Décrire révèle les oeuvres, les vraies. Même chose pour l'architecture. Définir la structure d'un bâtiment permet de cerner la façon dont l'architecte innove tout en étant contraint par un programme. Cette question est au coeur d'un dialogue fertile de Chevrier avec l'architecte Jacques Herzog, qui clôt un des trois livres, La Trame et le Hasard...
Une autre spécificité de Chevrier est de pousser loin le dialogue avec des artistes. Avec Patrick Faigenbaum, Jeff Wall, John Coplans, ou Herzog et de Meuron. "L'école des artistes est plus proche de moi que l'université. J'ai écrit sur la photo pour rencontrer des photographes, Doisneau par exemple. J'essaie d'appliquer la rigueur de l'histoire de l'art tout en gardant un contact avec la création. La collaboration va jusqu'à la réflexion sur les images, leur présentation." Jusqu'à dire ce qu'il faut photographier ? "Ce serait grave ! L'artiste se trompe s'il attend ça de moi. En revanche, je dis mes attentes."
Dialoguer, c'est chercher à se perdre, dit ce grand marcheur - il n'a pas le permis de conduire -, qui adore se perdre dans une ville, comme lui aime désorienter son lecteur en pratiquant la digression avec gourmandise. Une image l'obsède : aller dans une ville inconnue, se construire une carte mentale de cette ville, et la confronter à la réalité du terrain, jusqu'à ce que les deux espaces se rejoignent. "Je fais pareil avec l'histoire de l'art. Je connecte des espaces."
"Lecteur fou", Chevrier s'intéresse à des artistes qui ont une dimension narrative, offrent des images ou tableaux porteurs de récits. Walker Evans, Jeff Wall, Sigmar Polke... "Ce n'est pas le récit-constat qui m'intéresse, mais le récit poétique, qui n'est pas la vérité. Jeff Wall aime donner des informations contradictoires d'une même image, parce qu'il se place du côté de celui qui regarde." Bouleversé par les Récits de la Kolyma, dans lequel Varlam Chalamov livre son expérience du goulag, Chevrier établit une équivalence : le témoignage peut être de la grande littérature, comme l'image documentaire peut être de l'art quand sa forme ouvre un imaginaire. Ainsi, il cerne quelques grands artistes parmi les photographes du XIXe siècle, comme l'Américain Carleton Watkins ou le Français Henri Le Secq. Il voit surtout en Eugène Atget "un génie complet et moderne" par sa façon de représenter Paris comme un théâtre à fantasmes littéraires.
Une bonne image pour Chevrier doit aussi tenir le mur par sa façon d'aimanter le regard. Le mot beauté, que certains jugent douteux, "bourgeois" ou réactionnaire, ne lui fait pas peur. "Deux choses peuvent stopper notre monologue intérieur, la contemplation artistique et la pratique amoureuse, dit-il. Je me méfie du discours des artistes sur leur oeuvre, quand il cache leur incapacité à faire de bonnes images. Sans dimension sensible ni teneur visuelle, l'oeuvre s'effondre. Trop d'historiens d'art font fausse route quand ils disent que, s'il n'y a pas de langage, il n'y a pas d'art."
Pour définir une photographie qui tient le mur et l'espace, il a défini la notion de "forme-tableau". L'expression a été mille fois reprise, souvent mal interprétée. On l'a liée au grand format, voire à des images qui singeraient la peinture. "C'est stupide. Il y a forme-tableau quand une image devient un objet autonome quel que soit le format ou l'endroit où on l'accroche. Tant d'images sont mises au mur alors qu'elles ne sont pas faites pour ça. Une image qui a cette qualité se suffit à elle-même, elle n'illustre rien, elle ouvre une riche expérience intime avec celui qui regarde."
La Trame et le Hasard
, L'Arachnéen, 112 p., 44 ill., 20 € ; Walker Evans dans le temps et dans l'histoireEntre les beaux-arts et les médias : photographie et art moderne
, L'Arachnéen, 208 p., 90 ill., 25 € ;
, L'Arachnéen, 224 p., 84 ill., 25 €.
A paraître en 2011 : Des Territoires, Les Relations du corps, L'Hallucination artistique et Œuvre et activité.
Michel Guerrin
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